VIVRE DU JAZZ
Enquête sur les conditions économiques d’exercice du "métier" de musicien de jazz aujourd’hui en France.
Par Pascal Anquetil pour: http://www.irma.asso.fr/
"La musique, a dit un jour un jazzman, ce n’est pas un métier. Mais cela peut devenir une profession. Mais c’est d’abord un engagement de vie, une attitude poétique et philosophique. Cela me permet d’être fidèle à une destination première : la liberté." Bien sûr ! Choisir d’être musicien de jazz, c’est d’abord l’affirmation d’une vocation, une raison de vivre. Les nombreux témoignages passionnés réunis en conclusion de cette enquête en font foi. Mais être musicien, c’est vivre des fruits de sa musique. Rester créatif à travers son instrument et crever de faim ne sont pas, on le concédera, le but du jeu.
Tout observateur du monde du jazz et des musiques improvisées a pu vérifier que les musiciens, jeunes ou confirmés, sont aujourd’hui plus préoccupés par la nécessité de leur propre survie que par les doutes existentiels qu’ils peuvent ruminer sur la « nécessité intérieure » d’être jazzman. S’ils peuvent être créatifs, tant mieux ! Mais ce n’est plus la priorité. Du coup, beaucoup d’entre eux s’inquiètent vivement sur leur avenir et s’interrogent sur leur devenir. Certains, découragés, baissent les bras, abandonnent le combat ou trouvent refuge dans l’enseignement.
Pourquoi ?
Devenir et rester musicien de jazz n’a jamais été une sinécure. C’est toujours un exercice difficile, avec ses hauts et ses bas, ses période fastes et ses éclipses temporaires. L’accès et le maintien à l’activité professionnelle de « jazzman » s’avèrent en 2008 de plus en plus compliqués, aléatoires et risqués. « En tant que musicien de jazz, dit un pianiste, la vie n’a jamais été très rassurante, mais est aussi très palpitante. Malheureusement le prix à payer pour vivre sa passion s’accroît de jour en jour ! » C’est que, dans un monde de l’emploi régi par le statut de l’intermittence, le « métier », comme l’a écrit la sociologue Marie Buscatto « se caractérise à la fois par une “hyperflexibilité” et une compétition incessante entre ses membres du fait de sureffectifs permanents ».
Y a-t-il trop de musiciens ? Jamais trop, aimerions-nous répondre. Sans doute trop, en réalité, par rapport à l’économie du secteur. Avec près de 5 000 musiciens de jazz et de musiques improvisées sur le marché du travail, faut-il parler de « surpopulation » et de « surchauffe » économique ? Ce qui est sûr, c’est que la loi de l’offre et de la demande est cruelle, impitoyable. Dans un monde musical fortement hiérarchisé, saturé et concurrentiel, l’emploi ne peut être que précaire, à durée trop déterminée ou imprévisible. Or le statut d’intermittent du spectacle, qui est au cœur du fonctionnement de ce marché de l’emploi, est devenu aujourd’hui de plus en plus difficile à obtenir ou à sauvegarder. Du coup, pour continuer à exister et persévérer dans leur art, de nombreux musiciens sont obligés de diversifier leurs sources de revenus en s’orientant vers des secteurs périphériques du jazz : l’enseignement, l’accompagnement de musiciens de variété, le studio, l’écriture, l’organisation de concerts et de festival, la production phonographique, seul ou au sein d’une association ou d’un collectif.
L’enquête : 250 réponses
L’objectif premier de cette enquête inédite est de mieux comprendre comment on peut « vivre du jazz » aujourd’hui en France. Pour en savoir plus, le Cij/Irma a envoyé par email un questionnaire détaillé à 500 musiciens choisis avec soin parmi les 3 000 contacts recensés dans la base de données de l’Irma.
Deux cent cinquante musiciens, soit la moitié, ont accepté et pris le temps de nous répondre. Qu’ils en soient ici tous et toutes vivement remerciés ! Nous ne sommes ni sociologues ni statisticiens. Cette enquête ne peut donc prétendre à aucun label « scientifique ». Sa seule « certification », sa seule « légitimité » est d’être le fruit d’un travail continu et passionné de plus de 20 ans à partir d’un poste d’observation privilégié qu’est celui du Centre d’information du jazz.
Pour des raisons évidentes de confidentialité, nous ne mentionnerons pas le nom des musiciens interrogés. C’est la règle du jeu dans ce type d’enquête.
Sur les 250 réponses enregistrées, nous n’avons essuyé que deux refus motivés. Le premier vient d’un pianiste de jazz classique qui a jugé notre questionnaire « trop indiscret ».
L’autre émane d’un guitariste qui a eu la courtoisie et l’intelligence de le justifier par les raisons suivantes :
« Pardon d’être toujours aussi stupidement obstiné, mais personnellement j’attribue une grande partie des problèmes qui empêchent la diffusion intelligente de la création culturelle dans ce pays à la vieille habitude tenace d’étiqueter les "styles" pour pouvoir mieux ensuite les ranger dans des cases hermétiques, quitte à gémir ensuite sur la difficulté à "échanger". C’est une des raisons qui me pousse à quitter la France pour aller m’installer définitivement en Scandinavie. Je suis - ou je crois être - un musicien, et pas un musicien "de quelque chose", encore moins un musicien de "jazz". Ce terme me paraît vide et son utilisation réductrice finit par nuire sérieusement aux seuls acteurs de ce jeu culturel à qui il ne faudrait pas tirer dans les pattes, même avec les meilleures intentions : les musiciens précisément ! Je ne citerai pas les avis sur ce sujet de gens que j’admire comme Duke Ellington, Herbie Hancock ou Miles Davis, exemples qui datent déjà un peu pourtant ! C’est en me référant à ces choix que je m’abstiens de toute participation à un questionnaire ou interview qui me font rentrer de fait dans cette catégorie. Désolé ! Ce qui ne m’empêche pas d’apprécier la pertinence de cette enquête. »
Il est à signaler que cette prise de position radicale, ce refus d’être catalogué exclusivement comme musicien « de » jazz se retrouve dans de nombreuses réponses. Ceci témoigne de la volonté farouche de certains improvisateurs de s’affirmer d’abord « musiciens », en dehors de tout « fichage » stylistique et classification abusive dans un genre imposé. Ainsi un musicien tient aussi à nous préciser : « Je ne me considère pas uniquement comme un musicien de jazz. Je suis un musicien de musique. Je joue avec ce que je suis et ce que j’entends sans jamais me poser la question de “style”. Le domaine du jazz est devenu extrêmement vaste et je n’ai nulle envie de cloisonner mes influences. »
1) Le panel
Nous avons choisi d’interroger un panel de musiciens et musiciennes de tout âge, issus de tous les styles qui composent l’éventail du jazz et venus de toutes les régions. Ce qui nous permet d’affirmer que l’échantillon qui nous a permis de faire cette enquête est globalement représentatif de la population des musiciens de jazz en France en 2008.
A) Homme/Femme
93 % d’hommes ont répondu au questionnaire.
On ne compte donc que 7 % de femmes. Ceci est regrettable, mais correspond à la place réelle des femmes aujourd’hui dans le monde du jazz. Le jazz se féminise, certes, mais à petits pas. Nous avons privilégié volontairement les instrumentistes (des pianistes aux saxophonistes) au détriment des chanteuses, globalement plus nombreuses dans notre base de données. Seulement cinq vocalistes ont participé à l’enquête.
B) Tranche d’âge
De 20 à 29 ans : 10 %
De 30 à 39 ans : 33 %
De 40 à 49 ans : 28 %
De 50 à 59 ans : 22 %
De 60 ans à + : 7 % dont quelques retraités toujours actifs et un jeune musicien de… 81 ans
C) Famille musicale
11 % des musiciens se revendiquent du jazz traditionnel, classique ou manouche ;
64 % se situent dans le monde du jazz moderne et contemporain, pris dans son acception la plus large et la moins dogmatique possible ; 25 % appartiennent à la mouvance des musiques improvisées et nouvelles.
« Vivre du jazz », c’est aussi savoir s’insérer dans un réseau informel d’affinités électives qui assure la coopération régulière entre musiciens, voire la cooptation « clanique ». À ce jeu, certains musiciens sont plus habiles et performants que d’autres, plus introvertis et timides. Ces réseaux sont avant tout construits autour d’un clivage stylistique relativement prononcé. On remarque que les musiciens issus du jazz traditionnel et classique comme ceux des musiques improvisées européennes se montrent plus solidaires entre eux et moins individualistes dans leur aventure musicale.
D) Intermittents ou pas intermittents ?
63 % des musiciens interrogés bénéficient du statut d’intermittent du spectacle. Ce pourcentage peut apparaître important, mais il faut le « rectifier » sensiblement à la baisse par le seul fait que nombre de musiciens confessent vivre dans l’angoisse de la perte de leur statut et que certains ne sauvegardent actuellement leur droit que grâce au « fonds transitoire ». La peur du couperet est pour tous ceux-là toujours vive.
33 % ne sont pas intermittents du spectacle.
4 % sont retraités.
Parmi tous ceux qui se déclarent non intermittents : 45 % ont perdu leur droit, faute d’un nombre de cachets suffisant. Les autres n’y ont pas accès du seul fait de leur condition d’enseignant dans une école de musique publique.
6 % des musiciens interrogés se déclarent « Rmistes ». Parce qu’ils n’ont pas ou plus accès au statut d’intermittent. Parmi eux, beaucoup de jeunes musiciens, bien sûr, mais aussi quelques artistes reconnus médiatiquement dont la plupart viennent des musiques improvisées ou nouvelles, secteur aujourd’hui particulièrement sinistré. On compte ainsi parmi les « Rmistes » un prix Django Reinhardt de l’Académie du jazz.
Enquête réalisée et rédigée par Pascal Anquetil
(mars/avril 2008)
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